00:00:00
Steven Jay Gould et Richard lewontin. Steven Jay
Gould et Richard lewontin sont des chercheurs
00:00:06
ayant exercé entre les années 70 et 2000 à la
prestigieuse université d'harvard aux États-Unis.
00:00:12
Le premier professeur en paléoanthropologie, le
second spécialiste de génétique des populations.
00:00:17
Ce sont des chercheurs très réputés, en
particulier en sciences humaines et sociales,
00:00:22
où ils sont systématiquement cités comme référence
dans tous les débats sur la pertinence des
00:00:26
approches évolutionnaires du comportement humain.
Certains de leurs articles ont d’ailleurs été
00:00:30
cités des milliers de fois, et même en-dehors du
monde universitaire, certains de leurs livres de
00:00:35
vulgarisation se sont vendus à plusieurs centaines
de milliers d'exemplairesbc:ck:Gould1980. Des
00:00:40
références, donc. Des pointures. Des
personnages dignes de confiance et
00:00:44
peut-être même d’admiration. Hé bien dans cette
vidéo, je vais vous expliquer pourquoi je les
00:00:49
considère personnellement comme ce qui se fait
de pire en matière de comportement scientifique.
00:00:54
Oui oui, de pire. Sans exagération.
[générique]
00:01:08
Cette vidéo s’inscrit dans le cadre
d’une série analysant les critiques des
00:01:12
approches évolutionnaires du comportement
humain. Pour vous remettre dans le bain,
00:01:15
dans l’épisode précédent, on vu que ces approches
n’ont pas arrêté d’être déformées, caricaturées,
00:01:20
que leur succès empirique a été complètement passé
sous silence, que leurs limites méthodologiques
00:01:25
normales ont été érigées en défaillances majeures
et qu’on leur a appliqué un niveau d’exigence
00:01:30
épistémologique bien plus important qu’à n’importe
quelle science. Dans cette nouvelle vidéo,
00:01:34
les exemples de Gould et Lewontin vont
nous permettre de répondre à la question du
00:01:38
pourquoi. Pourquoi ce traitement de faveur ?
Il existe plusieurs raisons pour lesquelles la
00:01:53
psycho évo et la biologie du comportement
en général sont injustement critiquées,
00:01:58
mais dans cette section je vais me
concentrer sur la principale d’entre elles,
00:02:01
qui est, roulement de tambour, surprise,
incroyable révélation, la politique.
00:02:07
Car en effet, les recherches en psycho
évo ne s’effectuent pas dans le vide,
00:02:11
elles s’inscrivent toujours dans un contexte,
et un contexte politique en particulier.
00:02:22
Et ce contexte politique, c’est avant tout, pour
ces recherches qui ont débuté dans les années
00:02:27
60-70, l’après seconde guerre mondiale. Alors dans
les années 60-70 yavait pas encore la psycho évo,
00:02:33
mais il y avait déjà son ancêtre la sociobiologie.
Et même si ces disciplines ne sont pas exactement
00:02:38
les mêmes d’un point de vue scientifique, je vous
expliquais pourquoi dans cette vidéo [miniature
00:02:42
determinisme], les débats politiques qu’elles
ont suscités sont exactement les mêmes, donc je
00:02:47
vais faire ici comme si c’était la même chose.
Et donc, la sociobiologie voulait parler de gènes
00:02:52
et de comportement humain dans les années
60-70, mais vouloir faire ça juste après
00:02:57
la seconde guerre mondiale, c’est comme vouloir
faire un barbecue sur les restes encore fumants
00:03:01
d’un super-incendie : peu importe la dangerosité
réelle de l’activité, il est certain que vous
00:03:07
allez attirer l’attention.
Comme le raconte la sociologue
00:03:10
Ullica Segerstrale :
« À cette époque, une explication environnementale
00:03:15
ou culturelle du comportement humain était tenue
pour évidente, ou était du moins la position
00:03:20
officielle dans le monde universitaire. Dans un
tel climat, n’importe quelle affirmation d’une
00:03:26
nature humaine basée sur des gènes serait de façon
compréhensible associée à de trop bien connues
00:03:31
utilisations antérieures de la biologie à des fins
politiques peu ragoûtantes : le darwinisme social,
00:03:38
l’eugénisme, les lois sur la stérilisation,
et, comme les critiques le clamaient,
00:03:44
le génocide nazi[35]. »
L’historien Elazar Barkan
00:03:49
partage le même avis :
« Toute explication héréditaire
00:03:52
de capacités ou caractéristiques sociales ou
culturelles était susceptible d’être taxée de
00:03:58
raciste. Le naturalisme et le réductionnisme
biologique étaient de façon générale vus
00:04:04
avec suspicion [...][36]. »
Le psychologue Irving Gottesman
00:04:08
écrit que ses premières recherches en
génétique du comportement furent
00:04:12
« rejetées par les éditeurs comme une
tentative anachronique de ressusciter
00:04:16
les batailles défuntes sur la nature et
la culture des années 20 et 30[37]. »
00:04:21
La psychologue Sandra Scarr déclare que son
« intérêt pour la possibilité de différences
00:04:28
comportementales d’origine génétique
commença quand, à l’université,
00:04:33
on lui apprit qu’il n’y en avait pas[38]. »
Enfin, comme le dit avec humour le biologiste
00:04:39
Robert Sapolsky :
« Pendant ma jeunesse
00:04:42
intellectuelle dans les années 70, coincée entre
les périodes géologiques des pantalons à pattes
00:04:47
d’éléphants et des costumes blancs à la John
Travolta, se trouvait la période glaciaire du
00:04:53
les-gènes-n’ont-rien-à-voir-avec-le-comportement[39]. »
00:04:57
Et au-delà de la seconde guerre mondiale, le
contexte social de cette époque était aussi
00:05:01
important. Les années 60-70 voient se développer
de grands mouvements pour la justice sociale,
00:05:06
comme le mouvement pour les droits civiques aux
Etats-Unis, ou la 2e vague de féminisme. Or, comme
00:05:12
on l’a vu dans cette vidéo [miniature gauche] et
comme je vous en parle dans mon dernier livre[40],
00:05:17
certaines personnes pensent que les recherches
en biologie du comportement menacent le progrès
00:05:21
social [livre politique]. C’est pour ça que les
explications qui font la part belle non pas aux
00:05:25
gènes mais à la culture, à l’éducation
ou aux environnements de façon générale,
00:05:30
ce qu’on appelle l’« environnementalisme » ou
le « socio-constructivisme », sont favorisées
00:05:36
par beaucoup de progressistes.
Comme l’avait déjà remarqué le
00:05:39
biologiste Theodosius Dobzhansky en 1962 :
« Si [...] vous pensez que les gens devraient
00:05:45
être égaux, alors il est pratique d’avancer que
les différences entre eux sont accidentelles et
00:05:49
triviales. Une notion tentante est alors de penser
que l’enfant est à la naissance une page blanche
00:05:55
remplie plus tard par l’environnement,
l’éducation, la chance ou la malchance.
00:06:00
Les gens de gauche sont des
environnementalistes de prédilection[41]. »
00:06:04
Sans oublier ce communiqué déjà mentionné
que sont obligés de publier des chercheurs
00:06:09
en 1972 pour dénoncer, je cite, la
« répression, censure, punition et
00:06:16
diffamation dirigées envers des scientifiques
qui insistent sur le rôle de l’hérédité dans le
00:06:20
comportement humain. [...] À l’heure actuelle,
dans le monde universitaire, c’est pratiquement
00:06:26
une hérésie d’exprimer une vue héréditaire,
ou de recommander de continuer à étudier les
00:06:31
bases biologiques du comportement[42]. »
Ce ne sont pas des petits mots, « hérésie »,
00:06:36
« répression », « censure », ça vous montre
l’ambiance de l’époque. Si l’environnementalisme
00:06:42
et le socio-constructivisme sont
encore bien présents aujourd’hui,
00:06:46
vous les avez sûrement déjà croisés à l’université
ou dans les médias, je pense qu’on ne se rend pas
00:06:51
compte d’à quel point ils étaient bien plus
puissants et même hégémoniques dans les années
00:06:56
50-60-70. Les historiens disent généralement
qu’il y a eu un tournant dans les années 90,
00:07:02
quand la biologie du comportement est devenue
mieux acceptée notamment grâce à de gros projets
00:07:07
comme le séquençage du génome humain[43, 36].
Mais c’était pas du tout la même chose dans les
00:07:11
années 70. Tous les chercheurs qui ont connu
cette époque vous diront à quel point c’était
00:07:16
dur de mettre les mots gène et comportement, ou
évolution et comportement dans la même phrase.
00:07:22
Et c’est dans ce contexte historique doublement
sensible, à cause du souvenir récent de la guerre
00:07:29
et du développement des mouvements pour la
justice sociale, dans ce contexte marqué par
00:07:34
la main-mise de l’environnementalisme sur les
explications du comportement, que débarque dans
00:07:39
le paysage scientifique la sociobiologie, pour
donner lieu à une des plus grandes batailles
00:07:45
politico-scientifiques du XXe siècle[35].
Quelques mois après la sortie du
00:07:57
bc:ck:Wilson1975livre Sociobiologie
écrit par Edward Wilson en 1975,
00:08:02
un groupe d’universitaires publie dans les
journaux une tribune l’accusant de, je cite,
00:08:07
« rejoindre la longue parade des déterministes
biologiques dont le travail a servi à
00:08:12
maintenir en place les institutions de la
société en s’exonérant de responsabilité
00:08:17
pour les problèmes sociaux[44]. »
Le livre de Wilson est accusé de faire la
00:08:21
promotion d’une science qui serait à relier aux
« lois anti-immigration », « campagnes de
00:08:26
stérilisation » et « politiques eugénistes
ayant conduit à l’établissement des
00:08:31
chambres à gaz dans l’Allemagne nazie »[44].
Vous voyez qu’on ne fait pas dans la demi-mesure.
00:08:36
Et encore, ça n’est que le début. Wilson se
fera traiter de raciste et de sexiste pendant de
00:08:41
nombreuses années, il se fera huer sur les campus,
et un jour qu’il donne une conférence, plusieurs
00:08:47
membres d’un auto-proclamé « Comité international
contre le racisme » montent sur scène pour lui
00:08:53
verser un pichet d’eau sur la tête[35, 45].
Ce qui est important de noter, outre la violence
00:08:58
des attaques, c’est que les premières critiques
de la sociobiologie ne sont pas scientifiques mais
00:09:03
bien politiques. Ce qui dérange les détracteurs
de la sociobiologie, tout comme les détracteurs
00:09:08
de la psychologie évolutionnaire plus tard, ce
sont en premier lieu les conséquences politiques
00:09:13
présumées de ces recherches, comme ils
l’avouent eux-mêmes en les reliant au
00:09:16
nazisme. Ce n’est que plus tard que viendront
les critiques scientifiques, parce qu’évidemment,
00:09:20
quand vous souhaitez faire tomber une discipline
qui vous dérange pour des raisons politiques,
00:09:25
l’attaquer sur ses bases méthodologiques est
une des stratégies possibles. Et pour mieux vous
00:09:29
illustrer cette intrusion du politique dans le
scientifique, je vais m’arrêter quelques instants
00:09:34
sur deux personnages centraux dans ces polémiques,
Steven Jay Gould et Richard Lewontin.
00:09:40
Richard Lewontin, vous ne
le connaissez sûrement pas,
00:09:42
mais Steven Jay Gould vous en avez peut-être déjà
entendu parler, parce qu’il a écrit des livres de
00:09:47
vulgarisation scientifique à succès[46, 47, 48].
bc:ck:Gould1980bc:ck:Gould1989bc:ck:Gould1996Les
00:09:50
deux bonhommes sont deux esprits brillants, tous
les deux professeurs à l’université d’Harvard,
00:09:55
l’un spécialiste de paléoanthropologie
et l’autre de génétique des populations.
00:10:00
Mais en plus de leur travail scientifique,
il sont aussi très engagés en politique,
00:10:04
et auteurs de cette tribune accusant leur collègue
Edward Wilson de faire le jeu du nazisme. Et pour
00:10:10
bien comprendre la façon dont ces deux personnages
mêlaient science et politique, intéressons-nous
00:10:15
à l’article le plus célèbre qu’ils ont écrit.
Gould et Lewontin sont en effet connus pour avoir
00:10:29
écrit un des articles les plus cités en biologie
de l’évolution, « Les spandrels de San Marco et le
00:10:34
paradigme panglossien : critique du programme
adaptationniste »[49]. Je vous ai déjà parlé
00:10:40
de cet article dans cette vidéo [miniature
pseudoscience], et je vais revenir un peu
00:10:43
dessus parce que c’est un article qui a pris une
importance considérable dans tous ces débats.
00:10:47
Il s’agit donc d’une critique du programme de
recherche adaptationniste, et en particulier
00:10:52
de son caractère spéculatif. Quand vous entendez
dire que les hypothèses adaptatives ne sont pas
00:10:57
testables, que les biologistes de l’évolution
passent leur temps à inventer des histoires
00:11:02
à dormir debout, qu’ils ne font que de la
spéculation, qu’ils pensent que dans la nature,
00:11:06
tout est pour le mieux dans le meilleur des
mondes, c’est cet article qui est souvent
00:11:10
cité en référence. En particulier en sciences
sociales, dès que quelqu’un veut prouver que
00:11:15
les approches évolutionnaires du comportement font
fausse route, c’est cet article qui est cité.
00:11:20
Mais vous devez savoir que dans le milieu de
la biologie de l’évolution, cet article est
00:11:25
extrêmement, extrêmement controversé.
D’abord parce qu’il n’a rien apporté de
00:11:29
nouveau par rapport à ce que les chercheurs
de l’époque savaient déjà. Les biologistes
00:11:33
de l’époque connaissaient déjà les limites du
programme adaptationniste, et les dangers de
00:11:38
voir des adaptations partout. En fait, treize
ans plus tôt, un des plus grands biologistes de
00:11:43
l’évolution du XXe siècle, George Williams, avait
même publié un livre entier sur cette question,
00:11:49
un livre qui abordait la question de façon
bien plus rigoureuse que ne l’ont fait Gould
00:11:53
et Lewontin[50]Williams1966Williams1966. Et
non seulement Gould et Lewontin n’apportent
00:11:56
rien de nouveau à la question, mais en plus à
aucun moment ils ne prennent la peine de citer
00:12:01
ces travaux antérieurs, ce qui est une pratique
très anormale dans le milieu scientifique.
00:12:05
Ensuite, cet article est aussi controversé
parce que le ton général est très énervé,
00:12:10
une autre anomalie dans le monde scientifique.
Énervé, mais aussi caricatural et à la limite du
00:12:16
malhonnête, puisque Gould et Lewontin dépeignent
les biologistes de l’évolution comme des personnes
00:12:21
qui croient que « le nez a évolué pour porter des
lunettes », d’où le titre de ma vidéo sur le sujet
00:12:26
[miniature lunettes]. Ils les dépeignent aussi
comme des gens qui croient que dans la nature,
00:12:30
« tout est fait pour le mieux dans le meilleur
des mondes ». Ils n’hésitent pas non plus
00:12:34
à sélectionner les pires travaux produits par
le programme de recherche adaptationniste pour
00:12:38
les présenter comme des exemples représentatifs.
Gould lui-même reconnaîtra que cet article tire en
00:12:44
grande partie sa force de sa rhétorique plus que
de son contenu scientifique[51]. Rien que pour ce
00:12:49
contenu bizarre, je vous recommande sa lecture,
pour vous rendre compte d’à quel point ce n’est
00:12:54
pas un article comme un autre, à quel point son
contenu est différent de ce qu’on a l’habitude
00:12:58
de produire dans le milieu scientifique.
Au final, parce que cet article n’hésite pas
00:13:02
à caricaturer le camp d’en face, qu’il ne cite
pas les travaux de recherche qui l’ont précédé,
00:13:07
et qu’il est en grande partie basé sur de
la rhétorique, vous comprenez pourquoi il
00:13:11
n’a pas réellement bonne réputation dans
la communauté scientifique. Vous pourrez
00:13:15
trouver des biologistes qui considèrent
qu’il a quand même eu des conséquences
00:13:19
positives en servant d’électrochoc[52, 53, 54],
c’est-à-dire en rappelant de manière forte les
00:13:24
limites du programme adaptationniste, mais sinon
l’avis de beaucoup de biologistes c’est qu’il
00:13:29
s’agit d’un article non-original sur le fond et
caricatural à la limite de la malhonnêteté sur la
00:13:36
forme[55, 56, 57, 58, 35, 59, 60].
Le biologiste Richard Alexander
00:13:38
écrit par exemple que :
« [Gould et Lewontin] mettent en avant les pires
00:13:43
cas de l’adaptationnisme déjà critiqués et rejetés
en biologie de l’évolution, [tout en] ignorant les
00:13:49
meilleurs travaux. [Ils] utilisent les parties les
plus faibles du programme adaptationniste pour le
00:13:54
discréditer dans son ensemble[55]. »
Le biologiste David Queller
00:13:58
fait lui remarquer que :
« Bien que ce papier ait été
00:14:02
largement cité, une grande partie des citations
viennent d’articles qui expliquent pourquoi les
00:14:07
alternatives non-adaptationnistes offertes
par Gould et Lewontin n’ont pas marché,
00:14:12
et pourquoi ils ont dû revenir vers une
explication adaptationniste[61]. »
00:14:17
Quant au biologiste Gerald Borgia,
il pointe les possibles motivations
00:14:21
politiques derrière cet article :
« Le biais politique reste la seule
00:14:25
explication possible pour les attaques
de Gould sur l’adaptationnisme
00:14:29
et la sociobiologie. Cette hypothèse permet
d’expliquer le ton polémique de l’article et
00:14:34
la mentalité « la-fin-justifie-les-moyens » qui
autorise les distortions, mauvaises citations,
00:14:40
auto-contradictions et hyperboles irrationnelles
caractéristiques de l’article[58]. »
00:14:46
Et c’est ici qu’on retombe sur la politique. Mais
vous vous demandez peut-être, quel est le rapport
00:14:53
entre la critique de l’adaptationnisme et la
politique ? Pourquoi dégommer les recherches
00:14:59
insistant sur l’importance de la sélection
naturelle pour expliquer les comportements
00:15:03
pourrait servir une cause politique ?
L’explication, je vous en ai déjà parlé dans
00:15:08
cette vidéo [miniature pseudoscience]
ainsi que dans mon dernier livre[40],
00:15:11
c’est que quand vous insistez sur l’importance de
la sélection naturelle pour expliquer le vivant,
00:15:15
vous insistez sur le fait que la nature est en
quelque sorte « bien faite » [livre politique]. La
00:15:20
sélection naturelle tend à produire des êtres
vivants qui sont « bien faits » entre guillemets,
00:15:24
dans le sens d’adaptés à leur environnement.
Or, quand vous commencez à penser que « la
00:15:29
nature est bien faite », le danger c’est
que vous commenciez aussi à penser qu’il
00:15:33
ne faut pas y toucher, et qu’en particulier
l’organisation sociale humaine ne devrait
00:15:37
pas être changée. Penser que le vivant est
le produit de la sélection naturelle et par
00:15:42
extension qu’il est bien fait ferait donc
le jeu des conservateurs [Schéma 1].
00:15:48
La sélection naturelle est aussi connectée à la
politique à cause de l’idée de progrès. Comme
00:15:53
la sélection naturelle tend à faire en sorte
que les êtres vivants soient de plus en plus
00:15:56
adaptés à leur environnement, il est courant
de reformuler ça en disant qu’elle produit du
00:16:01
progrès. Alors le terme de progrès n’est pas
vraiment apprécié en biologie de l’évolution,
00:16:06
notamment parce qu’on sait que l’évolution
peut aller dans tous les sens, dans le sens
00:16:10
de la complexification des traits comme dans
le sens de leur simplification. Le « progrès »
00:16:15
entre guillemets peut être détricôté quand
il n’est plus utile. Néanmoins, c’est bien la
00:16:20
sélecion naturelle qui nous permet d’expliquer des
merveilles d’ingéniérie comme l’oeil ou le coeur,
00:16:25
et c’est dans ce sens qu’on peut l’associer au
progrès. Et le risque quand on se met à penser ça,
00:16:30
c’est qu’on se mette en même temps à penser qu’il
faudrait laisser la nature faire son travail pour
00:16:34
permettre le progrès, ce qui mène à l’idéologie
du spencérisme qui recommandait de laisser
00:16:39
mourir les plus faibles, on a parlé de tout ça
dans la dernière vidéo [miniature gauche].
00:16:43
Vous comprenez maintenant pourquoi c’est important
pour certaines personnes de lutter contre les
00:16:48
explications du comportement qui insistent sur la
sélection naturelle. À chaque fois que vous faites
00:16:53
reculer la sélection naturelle, vous faites
reculer l’idée que la nature et l’humain en
00:16:58
particulier sont bien faits. Et vous mettez donc
un bâton dans les roues des conservateurs qui
00:17:03
voudraient que rien ne change [Schéma 2].
Allez on va se faire une petite pause de
00:17:08
mi-parcours et j’en profite pour rappeler
que vous pouvez soutenir mon travail sur
00:17:12
homofabulus.com/soutien, soit en faisant un don
directement, soit en achetant un de mes livres,
00:17:19
soit simplement en vous abonnant à ma newsletter
où je donne des news bi-annuelles et où je fais
00:17:24
régulièrement gagner des livres. Allez
rejoignez SéverineP, Emmanuel Militon
00:17:29
et les autres qui me soutiennent déjà, et Achille
Genet, regardez, il a pas l’air content d’être
00:17:33
là Achille Genet à se balader comme ça ?
Merci les loustics, et on y retourne.
00:17:45
Ce qui est marrant, c’est que si on regarde
les sujets sur lesquels Steven Jay Gould a
00:17:50
travaillé pendant sa carrière, on s’aperçoit
qu’ils ont tous un thème en commun. Je vais
00:17:55
vous en énumérer quelques-uns, et vous allez
me dire si vous arrivez à trouver ce thème.
00:17:59
Gould a par exemple été un ardent défenseur
de l’idée de contingence évolutive, l’idée
00:18:04
que des événements contingents, c’est-à-dire
qui auraient tout aussi bien pu ne pas arriver,
00:18:09
ont eu un rôle majeur au cours de l’évolution[47].
Par exemple, un astéroïde percute la Terre par
00:18:15
hasard il y a des millions d’années et paf,
plus de dinosaures, et ça laisse la place aux
00:18:20
mammifères. C’est donc le hasard qui expliquerait
que les mammifères et par extension l’espèce
00:18:25
humaine aient pu voir le jour et prospérer.
Gould est aussi connu pour le concept d’équilibres
00:18:31
ponctués. Ça c’est l’idée que l’évolution
fonctionnerait par succession de longues
00:18:35
périodes pendant lesquelles les espèces
changent très peu et de périodes beaucoup
00:18:40
plus courtes pendant lesquelles elles
changent beaucoup[62]. Gould a beaucoup
00:18:43
défendu cette idée que les espèces évolueraient
de façon moins graduelle qu’on ne le pensait,
00:18:47
qu’elles connaîtraient de longues périodes stables
suivies de périodes plus courtes et chaotiques.
00:18:52
Gould a aussi ardemment défendu l’idée
de contraintes évolutives, l’idée que la
00:18:57
sélection naturelle n’est pas toute puissante et
qu’elle a les mains liées par un certain nombre de
00:19:02
contraintes historiques et développementales.
Alors, qu’est-ce que toutes ces idées ont
00:19:07
en commun ? Qu’est-ce que la contingence
évolutive, les équilibres ponctués et les
00:19:12
contraintes évolutioves ont en commun ?
Ce qu’elles ont en commun, c’est qu’elles
00:19:17
rabaissent toutes le rôle de la sélection
naturelle dans nos explications du vivant[55,
00:19:22
58, 61, 63, 35]. Dire que les êtres vivants sont
le résultat d’événements aléatoires qui auraient
00:19:25
tout aussi bien pu ne pas avoir lieu, dire que
l’évolution est très rapide sur des périodes
00:19:30
courtes plutôt que graduelle sur des périodes
longues, et dire que la sélection naturelle a
00:19:35
les mains liées par des contraintes évolutives,
ça revient à dire que la sélection naturelle
00:19:40
n’est pas si importante que ça au final pour nous
permettre de comprendre le vivant [Schéma 3].
00:19:44
Une fois de plus ce n’est pas moi qui le dis,
plusieurs auteurs ont remarqué que l’oeuvre
00:19:48
entière de Gould aura consisté à minimiser le
rôle de la sélection naturelle et à exagérer
00:19:54
le rôle du hasard, très probablement pour
des raisons politiques[64]. Comme l’écrit
00:19:57
la sociologue Ullica Segerstrale :
« La quête continue de Gould pour
00:20:02
chercher des alternatives théoriques
au programme adaptationniste peut
00:20:06
être vue comme un long argument pour la
réforme et la justice sociale[35]. »
00:20:11
Alors attention, toutes les idées défendues
par Gould ne sont pas fausses. La contingence
00:20:15
évolutive, ça existe. Les équilibres ponctués, ça
existe. Les contraintes évolutives, ça existe. Le
00:20:22
problème c’est plutôt qu’il ait en permanence
exagéré l’importance de ces explications tout
00:20:28
en minimisant à outrance l’importance de la
sélection naturelle. Gould n’a eu de cesse
00:20:33
de prendre des idées qui étaient intéressantes
pour les exposer ensuite dans une forme radicale
00:20:38
et non nuancée, n’hésitant pas à caricaturer
au passage ceux qui s’opposaient à lui.
00:20:43
Et vous vous souvenez des citations ayant
ouvert cette vidéo ? « Un homme aux idées si
00:20:48
confuses que ce n’est pas vraiment la peine
de s’embêter avec », « [un homme qui avec
00:20:52
d’autres] déforme ostensiblement la synthèse
moderne de l’évolution telle qu’envisagée
00:20:56
par ses plus illustres représentants », etc ?
Hé bien non, ces critiques ne s’adressaient pas à
00:21:03
un psychologue évolutionnaire ou un créationniste
anonyme, mais à Steven Jay Gould en personne,
00:21:10
pourtant chercheur en biologie à Harvard
et vulgarisateur à succès. Et ces critiques
00:21:16
ne proviennent pas que de personnes ayant pu
être impliquées dans des conflits personnels
00:21:19
avec Gould, certaines émanent de chercheurs
relativement neutres et extrêmement respectés
00:21:24
en biologie de l’évolution, comme le philosophe
Ernst Mayr ou le biologiste John Maynard-Smith.
00:21:30
En fait, Lewontin lui-même, le compère
de Gould et co-auteur de cet article de
00:21:35
1979 sur les spandrels, dira après
la mort de Gould que, je cite :
00:21:41
« [...] Selon moi, Gould voulait être considéré
comme un très grand et très original théoricien
00:21:46
de l’évolution. Donc il exagérait et caricaturait
certaines choses. [...] Il se bloquait sur un
00:21:52
aspect intéressant particulier du processus
évolutionnaire et le transformait en une sorte
00:21:57
de règle rigide et presque vide de sens,
parce que - et ça je dois ajouter que ce
00:22:03
n’est que mon avis - il voulait absolument
devenir un évolutionniste célèbre[65]. »
00:22:09
Ouch, ça fait mal. Cette citation de Lewontin
permet d’identifier une deuxième raison pour
00:22:14
laquelle Gould n’a pas cessé de caricaturer ses
opposants : sa personnalité. Il n’y a pas que
00:22:20
Lewontin qui a témoigné du fait que Gould
avait une personnalité assez égocentrique,
00:22:25
et qu’il aimait se donner le beau rôle,
se poser comme l’homme raisonnable,
00:22:29
celui qui ne sombre pas dans les explications
adaptationnistes faciles, celui qui constitue
00:22:34
le dernier rempart contre la mauvaise science
faisant le jeu de l’extrême-droite[63, 66]. Or,
00:22:39
il est toujours plus facile de passer pour un héro
en caricaturant la pensée de ses opposants. Gould
00:22:44
s’est construit un monde fictif en dépeignant les
biologistes comme des gens qui croient que le nez
00:22:49
a évolué pour porter des lunettes parce que
c’est plus facile d’être un héro dans un monde
00:22:53
fictif. La personnalité d’un chercheur, c’est
quelque chose dont on ne parle généralement pas,
00:22:58
parce que c’est censé ne pas avoir de pertinence
pour juger du fond de ses arguments. Mais ça
00:23:03
peut revêtir une certaine importance lorsqu’on
s’aperçoit qu’un chercheur a systématiquement,
00:23:08
tout au long de sa vie, tordu les idées des autres
et véhiculé des idées marginales sur l’évolution,
00:23:14
malgré les avertissements de nombre de ses
collègues. Voilà pourquoi je vous disais en
00:23:18
introduction qu’il est important que je vous
parle un peu du contexte des critiques de la
00:23:22
biologie du comportement, de qui étaient les
personnes derrière ces critiques, même si ça
00:23:26
a un côté un petit peu argument ad hominem.
La description de Gould par ceux qui l’ont connu
00:23:31
me fait un peu penser à Didier Raoult d’ailleurs.
Un type très égocentrique, qui en a rien à battre
00:23:37
de l’avis de la communauté scientifique, qui
parle toujours de lui, qui s’invente des ennemis,
00:23:42
et qui a un avis sur tout, y compris hors de son
domaine de compétence. Ha oui parce que Gould
00:23:48
aimait bien aussi donner son avis sur des sujets
qu’il ne maîtrisait pas du tout. Par exemple,
00:23:52
en 1981 il écrit un livre intitulé « La
mal-mesure de l’homme » pour critiquer
00:23:57
les recherches génétiques sur l’intelligence. Or
Gould il y connaît rien en intelligence. C’est un
00:24:02
paléoanthropologue, il a aucune expertise
sur ce sujet. Ça n’empêchera pas ce livre
00:24:08
d’avoir un succès considérable dans les médias
et le grand public, quand dans le même temps,
00:24:13
il se faisait défoncer par tous les experts du
sujet. Je vous donne juste un exemple, l’avis du
00:24:18
psychologue Steve Blinkhorn publié dans la revue
Nature. Blinkhorn qualifie le livre de Gould de
00:24:26
« chef d’oeuvre de propagande », « dont la
discussion des théories de l’intelligence
00:24:30
s’arrête là où elle en était il y a un
demi-siècle », « n’ayant rien à dire qui
00:24:35
soit à la fois juste et pertinent », et « au
parfum familier de Radio Moscou[67]. »
00:24:41
Bon on va s’arrêter là pour Gould. J’espère que ça
ne ressemble pas trop à de l’acharnement, mais la
00:24:47
longueur de mon intervention est proportionnelle
au tort que je pense il a fait, non seulement en
00:24:52
véhiculant des idées très marginales en biologie
de l’évolution, mais surtout en faisant ça dans
00:24:57
des livres destinés au grand public. Je pense
qu’on peut distinguer différents niveaux de
00:25:02
gravité dans ses agissements. Qu’on défende des
idées marginales qui ne correspondent pas au
00:25:07
consensus dans un champ n’est de façon générale
pas trop dérangeant, c’est même quelque chose
00:25:12
considéré de façon plutôt positive en science.
Qu’on le fasse dans des livres à grand tirage
00:25:16
sans mentionner que ces idées sont marginales
est un peu plus embêtant[68]. Qu’on reprenne
00:25:21
les idées des autres sans les citer est
beaucoup plus problématique[57]. Et qu’on
00:25:24
fasse dire à ses opposants des choses qu’ils
n’ont jamais dites juste pour faire passer
00:25:28
sa propre position comme plus raisonnable est
complètement inacceptable[66]. [Schéma 3b].
00:25:32
Certains chercheurs font même carrément
porter sur Gould la responsabilité de
00:25:37
l’antipathie les approches évolutionnaires du
comportement qui existe toujours aujourd’hui
00:25:41
en sciences sociales. Les biologistes
et anthropologues Robert Boyd et Peter
00:25:45
Richerson écrivent par exemple en 2006 que :
« Beaucoup de nos collègues [évolutionnistes]
00:25:50
s’indignent des polémiques mal-informées
de leurs détracteurs. Ils sont en prise
00:25:55
avec des chercheurs en sciences sociales qui ont
appris leur biologie de l’évolution des écrits
00:25:59
bien connus de Steven Jay Gould dénonçant
les "excès" adaptationnistes en biologie,
00:26:05
sans savoir que ses hypothèses alternatives ont
rencontré un faible soutien empirique[69]. »
00:26:11
Le biologiste Gerald Borgia
déplore également que
00:26:14
« l’écran de fumée rhétorique déployé par Gould
et Lewontin a empêché les avancées de la science
00:26:20
et cause encore beaucoup de confusion[58]. »
Et c’est vrai que très probablement, si parmi
00:26:26
vous il y en a qui ont fait des études de sciences
sociales et qu’on vous a un peu parlé d’évolution,
00:26:31
on a dû tout de suite vous faire lire cet
article de Gould et Lewontin en le présentant
00:26:35
comme un grand classique, et peut-être même
la « voix de la raison » contre les excès du
00:26:40
champ. Alors qu’en fait c’est tout l’inverse,
il s’agit plus de « la voix de la caricature »
00:26:44
contre l’avis plus mesuré des autres biologistes
de l’évolution. Chercheurs en sciences sociales,
00:26:49
s’il vous plaît, cessez de citer Gould et Lewontin
comme si c’était des références. Si ce sont des
00:26:55
références d’une chose, c’est de la façon dont
il ne faut pas se comporter en science. Citer
00:27:00
Gould et Lewontin ne montre pas que vous avez
fait vos devoirs et que vous avez connaissance
00:27:04
des derniers travaux en biologie de l’évolution.
Ça montre juste que vous avez pris le premier
00:27:08
papier trouvé sans chercher à creuser un peu.
Désolé à tous ceux qui sont fans de Gould et qui,
00:27:14
comme le disent Boyd et Richerson, ont
appris tout ce qu’ils savent en biologie
00:27:18
de l’évolution de lui, mais si c’est le cas,
vous pouvez quasiment repartir de zéro si vous
00:27:23
souhaitez vous faire une image représentative
des recherches en biologie de l’évolution.
00:27:37
Passons maintenant à Richard Lewontin, autre
grand critique de la sociobiologie. Lewontin,
00:27:43
c’est un oiseau un peu différent. Scientifique
brillant, un des meilleurs généticiens des
00:27:48
populations de sa génération. D’ailleurs, pour
la petite histoire, c’est le fondateur de la
00:27:53
sociobiologie Edward Wilson ck:Wilson1975lui-même
qui avait fait venir Richard Lewontin à Harvard,
00:27:58
tout simplement parce que c’était le meilleur
dans ce domaine. Lewontin devait déjà avoir
00:28:03
une petite réputation à l’époque, au début des
années 70, parce que Wilson avait pris soin de
00:28:08
téléphoner à son employeur, l’université de
Chicago, pour s’assurer qu’il saurait séparer
00:28:13
la science et la politique dans son travail de
chercheur. L’université de Chicago avait répondu
00:28:19
« oui oui bien sûr », mais quelques mois plus
tard, Lewontin accusait l’homme qui l’avait
00:28:27
fait venir à Harvard de faire de la science nazie
avec la sociobiologie. Dans une interview donnée
00:28:33
plusieurs années plus tard, Wilson s’exclamera
en rigolant « je me suis bien fait avoir ! », en
00:28:40
supposant que l’université de Chicago devait avoir
été contente de se débarrasser du bonhomme[35].
00:28:45
Mais bref, fin de la petite parenthèse
amusante. Revenons aux attaques de Lewontin
00:28:50
sur la sociobiologie. Lewontin est coupable des
mêmes méfaits que Gould, n’ayant par exemple pas
00:28:56
de problème pour caricaturer de façon extrême ceux
qui n’avaient pas les mêmes opinions que lui. Il
00:29:01
aimait faire passer les pires productions de la
sociobiologie pour des exemples représentatifs,
00:29:06
et quand il mettait le doigt sur un véritable
point faible du champ, plutôt que d’en conclure
00:29:11
qu’il fallait améliorer ce point, il en
concluait qu’il fallait tout mettre à la
00:29:16
poubelle[55]. Ce manque de nuance dans l’analyse
rappelle d’ailleurs nos philosophes des sciences
00:29:21
tout à l’heure, qui n’hésitaient pas à conclure
sur la base d’une critique très superficielle
00:29:26
que la psychologie évolutionnaire
était « profondément défectueuse ».
00:29:30
Mais Lewontin présente une particularité par
rapport à Gould, c’est qu’il n’a jamais eu de
00:29:35
problème pour reconnaître que sa science était
guidée par ses opinions politiques. En général,
00:29:41
les scientifiques sont pas très contents quand
on les accuse de laisser leur idéologie déteindre
00:29:47
sur leur travail scientifique - d’ailleurs,
Gould lui-même s’en est défendu toute sa vie,
00:29:52
et n’aimait pas qu’on lui dise que sa critique de
la sociobiologie était politiquement motivée[70,
00:29:56
35]. Mais Lewontin, lui, est au contraire
célèbre pour avoir écrit des phrases comme :
00:30:02
« en tant que scientifique travaillant en
génétique évolutionnaire et en écologie,
00:30:07
j’ai essayé avec un certain succès de
guider ma recherche par une application
00:30:11
consciente de la philosophie marxiste[71]. »
Non vous ne rêvez pas, cette phrase a bien été
00:30:20
écrite dans un livre tout ce qu’il y a de plus
sérieux. Si elle vous paraît hallucinante,
00:30:25
c’est que vous n’avez pas encore bien cerné
qui était le personnage. Alors il est certain
00:30:29
qu’on pourrait être charitable et se dire
qu’en fonction de ce qu’il a voulu dire
00:30:32
exactement par « philosophie marxiste », cette
affirmation peut être plus ou moins choquante.
00:30:37
Comme je le raconte dans mon dernier livre[40]
[livre politique], il serait même possible de
00:30:40
défendre l’innocuité d’un programme de recherche
de science marxiste tant que ça n’impliquerait que
00:30:46
l’adoption d’un ensemble d’hypothèses pouvant être
rejetées à n’importe quel moment, et simplement
00:30:52
inspirées des travaux de Marx. Néanmoins, il est
toujours plus difficile de rejeter des hypothèses
00:30:56
lorsqu’elles s’enracinent dans des considérations
politiques, et on peut a minima s’interroger sur
00:31:02
la pertinence de ramener du vocabulaire
politique dans un contexte scientifique,
00:31:07
comme si on ne disposait pas d’assez de mots
plus neutres pour exprimer les mêmes idées.
00:31:11
Je vous fournis une autre citation
de Lewontin qui permet d’encore
00:31:15
mieux appréhender sa pensée. Lewontin
écrit avec deux collègues en 1984 que :
00:31:20
« Je crois que la fonction sociale de
la plupart de la science d’aujourd’hui
00:31:21
est de freiner la création [d’une société plus
juste] en préservant les intérêts de la classe,
00:31:21
du genre, et de la race dominante[72]. »
« La fonction sociale de la plupart de la
00:31:23
science d’aujourd’hui est de freiner la
création d’une société plus juste. »
00:31:40
Voilà une vision bien particulière de la science.
Mais elle vous permet de mieux comprendre
00:31:44
l’extrême hostilité du bonhomme pour des sciences
comme la sociobiologie. Quand vous croyez que la
00:31:49
science sert avant tout les intérêts du pouvoir
en place et a pour fonction de freiner le progrès
00:31:55
social, il est normal que les sciences qui font
des affirmations sur ce qui est ou n’est pas
00:32:00
dans la nature humaine soient accueillies avec le
même enthousiasme qu’un email urgent un vendredi
00:32:06
à 17h45. Vous remarquerez au passage la cocasserie
de penser que la science puisse avoir une certaine
00:32:12
fonction cachée, alors que Lewontin a passé sa
vie à reprocher aux biologistes adaptationnistes
00:32:18
de voir des fonctions spéculatives partout.
Je vais prendre un exemple concret pour illustrer
00:32:23
un peu mieux à quel point Lewontin est
imprégné de cette idée que la science
00:32:27
est au service des puissants. Dans un de ses
livres, bc:Levins1985Lewontin défend l’idée que
00:32:31
la théorie de l’évolution telle qu’elle a été
construite au XIXe siècle puis raffinée au XXe
00:32:37
a été à chaque fois le reflet des préoccupations
bourgeoises de son époque[71]. Selon lui, dans un
00:32:44
premier temps les bourgeois du XVIIIe et du XIXe
siècle avaient besoin d’une théorie basée sur le
00:32:50
changement et le progrès graduel pour pouvoir
justifier leur enrichissement et leur montée
00:32:55
dans la société. Ça aurait conduit, toujours
selon Lewontin, à la théorie de l’évolution
00:33:00
telle qu’envisagée par Darwin, qui insiste sur le
changement graduel. L’idéologie bourgeoise du XIXe
00:33:06
siècle aurait donc influencé le contenu même de
la théorie de l’évolution. Je cite Lewontin :
00:33:13
« la théorie de Darwin de l’évolution
de la vie organique était l’expression
00:33:17
des mêmes éléments idéologiques[71]. »
Mais dans un second temps, une fois le XXe
00:33:24
siècle arrivé, les bourgeois se seraient rendu
compte que le changement allait trop loin,
00:33:29
parce que les masses ouvrières commençaient
elles aussi à vouloir plus de droits et leur
00:33:33
part du gâteau économique. L’idéologie
bourgeoise serait donc passée de la
00:33:38
glorification du changement graduel à la louange
de l’équilibre et de la stabilité [Schéma 4].
00:33:43
Or, vous savez ce qui s’est passé en biologie
de l’évolution au XXe siècle ? On s’est aussi
00:33:48
mis à insister sur les concepts de stabilité et
d’équilibre, avec notamment le développement de
00:33:53
la théorie des jeux et la recherche de ce
qu’on appelle des stratégies évolutivement
00:33:58
stables, des stratégies évolutives qui
ne peuvent pas se faire envahir par des
00:34:02
mutants. Pour Lewontin, c’était tout sauf une
coïncidence. Comme il le dit lui-même :
00:34:08
« L’idéologie de l’équilibre et de la
stabilité dynamique caractérise la théorie
00:34:13
évolutionnaire moderne autant que l’économie
bourgeoise et la théorie politique[71]. »
00:34:19
Donc vous voyez que dans son esprit, la collusion
de la science et du politique va très loin.
00:34:25
Attention, de mon côté je suis pas en train de
dire qu’il n’y a aucune connexion entre science
00:34:29
et politique. Les scientifiques sont des humains,
avec des idées politiques comme tout être humain,
00:34:35
et il est probable que des considérations
politiques influencent certains de leurs choix,
00:34:41
ne serait-ce que les sujets qu’ils étudient.
Je vous ai fait un rapide résumé de ces débats
00:34:45
dans mon dernier livre[40] [livre politique].
Mais avec Lewontin, on va bien au-delà de ces
00:34:49
idées banales. Quand vous commencez à penser
que les concepts d’équilibre et de stabilité
00:34:55
en science sont le reflet de la quête
bourgeoise pour plus de stabilité sociale,
00:35:00
on n’est plus dans l’affirmation banale
que science et politique ne peuvent jamais
00:35:04
être complètement séparées. Dans le monde de
Lewontin, la politique est absolument partout
00:35:10
et influence profondément le contenu lui-même de
la science, le contenu des théories scientifiques,
00:35:16
pas seulement les choix des sujets
d’étude. Pour vous donner un autre exemple,
00:35:20
dans le même livre, il propose que si la
science d’aujourd’hui est réductionniste,
00:35:26
c’est-à-dire qu’elle a l’habitude de décomposer
un système en ses différentes parties plutôt que
00:35:32
de le considérer dans son ensemble, c’est parce
que dans le mode de pensée bourgeois on analyse
00:35:38
toujours la société comme un agrégat d’actions
individuelles, l’individu étant toujours vu comme
00:35:44
l’acteur central responsable de ses actions.
Pour Lewontin, la science décompose, atomise
00:35:50
et individualise parce que l’idéologie libérale
décompose, atomise et individualise [Schéma 5].
00:36:02
Le 3 novembre 1975, Lewontin prononce
dans une interview une phrase qui pour
00:36:08
moi résume à merveille la pensée de beaucoup de
détracteurs de la biologie du comportement :
00:36:14
« Pour l’instant, notre ignorance sur
ces sujets est tellement grande, nos
00:36:18
techniques d’investigation tellement primitives et
fragiles, nos concepts théoriques si mal informés,
00:36:24
qu’il est inimaginable pour moi que des vérités
sérieuses et durables sur la nature humaine
00:36:29
soient atteignables. D’un autre côté, le besoin
pour les socialement puissants d’exonérer leurs
00:36:35
institutions de responsabilité pour les problèmes
qu’ils ont créés est extrêmement fort. Dans ces
00:36:41
conditions, n’importe quelle recherche sur le
contrôle génétique des comportements humains
00:36:45
produira fatalement une pseudoscience qui
sera inévitablement mal utilisée[73]. »
00:36:52
Voilà le coeur du problème, voilà le raisonnement
au cœur de la pensée des détracteurs de la
00:36:57
biologie du comportement. Premièrement, nos
sciences ne sont pas assez matures pour étudier
00:37:02
ces sujets. Deuxièmement, les bourgeois ont
besoin de se déresponsabiliser. Conclusion,
00:37:08
si ces recherches existent c’est
nécessairement qu’elles ont pour
00:37:11
but de déresponsabiliser les bourgeois.
Vous devez maintenant un peu mieux comprendre
00:37:15
pourquoi j’ose affirmer que les critiques de
la psycho évo sont avant tout des critiques
00:37:21
politiques, des critiques politiques qui
font semblant d’être préoccupées par la
00:37:25
rigueur scientifique. Ce n’est pas que je
cherche à dénigrer ces critiques facilement,
00:37:29
c’est parce que les détracteurs eux-mêmes de cette
science reconnaissent qu’il est impossible de
00:37:34
séparer l’évaluation de la rigueur d’une science
et l’évaluation de sa dangerosité sociale.
00:37:41
Selon eux, si une science est pratiquée alors
qu’elle est de mauvaise qualité, c’est qu’elle
00:37:46
est pratiquée pour des raisons politiques.
Pourtant, chacune des prémisses du raisonnement
00:37:51
de Lewontin est évidemment très discutable.
D’abord ça ne représente que son avis très
00:37:56
personnel que nos sciences ne sont pas assez
matures pour étudier ces sujets. Et puis c’est un
00:38:00
argument bizarre parce que ça n’a jamais empêché
de faire de la science de ne pas avoir tous les
00:38:05
outils nécessaires pour étudier un sujet. La
science fait avec les moyens de son époque,
00:38:10
ses résultats sont raffinés au cours du temps,
et il vaut mieux allumer une chandelle que de
00:38:14
maudire l’obscurité. Ce que dit Lewontin c’est un
peu comme si on avait reproché à Galilée d’essayer
00:38:19
de comprendre l’univers alors qu’il n’avait
pas de télescope suffisamment puissant. S’il
00:38:24
fallait le suivre sur ce point, on n’aurait
jamais commencé à faire de la science.
00:38:29
Ensuite, si Lewontin était réellement préoccupé
par la maturité de nos sciences, il aurait dû
00:38:34
altérer son jugement au fur et à mesure de
leur perfectionnement au cours du XXe siècle,
00:38:39
et en particulier au fur et à mesure de l’afflux
de découvertes empiriques. Or, malgré le succès
00:38:45
empirique de ces approches dont on parlait tout à
l’heure, jusqu’à sa mort Lewontin refusera de se
00:38:50
remettre en question et continuera à considérer
ces sciences comme des pseudosciences. C’est ce
00:38:55
genre de cécité aux données et d’incapacité à se
remettre en question qui poussera le philosophe
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Harmon Holcomb à écrire en 1996 que :
« Aujourd’hui, les données sont bien plus
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nombreuses que dans les années 70, et pourtant les
accusations de spéculation continuent, [...] ce
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qui suggère que l’accusation ne se préoccupe
pas réellement de niveau de preuve[74]. »
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Ce qui est entièrement mon avis aussi.
L’accusation ne se préoccupe pas
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réellement de niveau de preuve.
La deuxième prémisse de Lewontin,
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que la science ne sert que les intérêts des
puissants ayant besoin de se déresponsabiliser,
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est évidemment tout aussi discutable.
C’est une prémisse bien sûr tout droit
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tirée de l’idéologie marxiste, ou tout du moins
d’une certaine branche de l’idéologie marxiste,
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mais même si on mettait cette origine de côté,
si on se concentrait sur la question d’« À qui
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profitent ces recherches », on aurait énormément
de mal à répondre. C’était tout le sujet de ma
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dernière vidéo [miniature gauche] et de mon
livre qui tire son titre précisément de cette
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pensée Lewontinienne[40] [livre politique]. On
est de nouveau confrontés à cette branche de la
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gauche qui est convaincue que certaines recherches
sont intrinsèquement dangereuses pour le progrès
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social, alors que c’est extrêmement discutable.
Je vais revenir sur la difficulté d’évaluer les
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conséquences des recherches dans deux secondes,
mais d’abord terminons en avec Lewontin. Je
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voudrais vous raconter encore une anecdote pour
achever de vous faire comprendre le personnage,
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une anecdote sur laquelle vous pourrez vous
faire votre propre avis, si vous avez lu bc:Le
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gène égoïste, le best-seller de Richard Dawkins
qui présente la vision de l’évolution centrée
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sur le gène[75]. Et si vous ne l’avez pas lu,
qu’attendez-vous pour le faire, arrêtez tout
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de suite cette vidéo pourrie et rendez-vous sur
mon site web pour l’acheter. Ma question pour
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ceux qui l’ont lu, c’est : qu’avez-vous pensé de
ce livre ? En toute honnêteté ? Si vous n’aviez
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jamais entendu parler de ces sujets, votre avis
doit se situer quelque part entre intéressant et
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absolument passionnant. On peut certes
toujours trouver au livre quelques défauts,
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notamment d’avoir une vision un peu naïve
de l’évolution culturelle, et on a bien
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sûr progressé depuis les années 70, mais de façon
générale c’est un très bon livre, qui a toujours
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très bonne réputation chez les biologistes de
l’évolution, même 50 ans après sa publication.
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Mais pour Lewontin, la lecture de ce livre a
été un calvaire. Selon les dires d’un de ses
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collègues, il se serait même arrêté au bout de
quelques pages[35]. Parce qu’évidemment, vous
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imaginez bien que pour quelqu’un qui pense que de
la politique se cache partout dans les théories
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scientifiques, l’idée que nous pourrions être
manipulés par des gènes égoïstes est extrêmement
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terrifiante. Vous imaginez bien que pour quelqu’un
qui cherche à mettre en place des sociétés plus
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justes et solidaires, l’idée d’un gène égoïste
est abjecte. Vous imaginez bien que pour quelqu’un
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qui pense que la science est au service des
bourgeois, l’idée du gène égoïste, qui semble
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aller dans le sens de l’individualisme et de la
maximisation des profits, est très problématique.
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Lewontin ne manquera donc pas de faire savoir
ce qu’il pense de ce livre en écrivant en 1977
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dans Nature une revue dévastatrice où il qualifie
Le gène égoïste de « caricature du darwinisme »,
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affirmant au passage que pour lui, .
« ce n’était pas clair s’il relevait de la
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science ou du badinage intellectuel[76]. »
Rigolotes les insultes de scientifiques,
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non ? Mais attention l’histoire ne s’arrête
pas là. Ces propos de Lewontin sont jugés
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comme tellement à côté de la plaque par d’autres
biologistes que le renommé William Hamilton
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décide de prendre la plume pour défendre
Dawkins. Dans le numéro suivant de Nature,
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Hamilton qualifie la revue de Lewontin de
« honte » (« disgrace »), et je cite,