00:00:00
Traducteur: Thibaud Thevenet
Relecteur: Rania Nakhli
00:00:13
Il y a quelques années,
00:00:14
avec ma collègue, Emmanuelle Charpentier,
00:00:17
j'ai inventé une nouvelle technologie,
capable de modifier le génome :
00:00:21
CRISPR-Cas9.
00:00:23
Cette technologie permet aux scientifiques
de réaliser des changements
00:00:27
dans l'ADN des cellules
00:00:29
qui permettraient de traiter
les maladies génétiques.
00:00:33
Vous seriez surpris d'apprendre
00:00:34
que la technologie CRISPR est apparue
lors d'un projet de recherche
00:00:38
visant à découvrir comment les bactéries
luttent contre les infections virales.
00:00:43
Les bactéries font face à des virus
dans leur environnement,
00:00:46
on peut s'imaginer une infection virale
comme une bombe à retardement :
00:00:49
la bactérie n'a que quelques minutes
pour désamorcer la bombe
00:00:53
avant d'être détruite.
00:00:55
Beaucoup de bactéries ont un système
adaptatif de défense, appelé CRISPR,
00:01:00
qui leur permet de détecter
un ADN viral, et de le détruire.
00:01:05
Une partie du système CRISPR
est une protéine appelée Cas9,
00:01:09
capable de chercher, couper,
et éventuellement, casser l'ADN viral,
00:01:15
d'une façon particulière.
00:01:17
Et c'est lors de nos recherches
00:01:18
pour comprendre l'activité
de cette protéine, Cas9,
00:01:22
que nous avons pris conscience
du pouvoir de cette fonction
00:01:25
comme technologie pour la génétique --
00:01:28
un moyen pour les scientifiques d'insérer
ou de supprimer des morceaux d'ADN
00:01:35
avec une incroyable précision --
00:01:37
qui permettrait
00:01:39
de réaliser des choses
qui était jusque-là impossibles.
00:01:43
La technologie CRISPR
a déjà été utilisée
00:01:45
pour modifier l'ADN dans des cellules
de souris, de singes,
00:01:50
et d'autres organismes bien entendu.
00:01:52
Des scientifiques chinois ont montré
00:01:54
qu'ils pouvaient même utiliser
l'outil CRISPR
00:01:56
pour modifier des gènes d'embryons humains.
00:01:59
Des scientifiques de Philadelphie
ont utilisé cette technologie
00:02:02
pour supprimer l'ADN
d'un virus VIH
00:02:07
infectant des cellules humaines.
00:02:10
Ces nouvelles possibilités
concernant la modification du génome
00:02:13
soulèvent aussi des problèmes éthiques,
que nous devons considérer,
00:02:16
car cette technologie n'est pas applicable
qu'aux cellules adultes,
00:02:20
mais aussi aux embryons des organismes,
00:02:23
notamment notre propre espèce.
00:02:26
C'est pourquoi, avec mes collègues,
00:02:28
j'ai appelé à une réflexion globale,
sur cette technologie que j'ai co-inventée
00:02:33
afin de considérer toutes les
implications éthiques et sociétales
00:02:37
d'une technologie comme celle-ci.
00:02:40
Je veux maintenant vous présenter
ce qu'est la technologie CRISPR,
00:02:45
ce qu'elle peut faire,
00:02:46
où nous en sommes
00:02:47
et pourquoi je pense qu'il faut
avancer avec prudence
00:02:50
dans l'emploi de cette technologie.
00:02:55
Quand les virus infectent une cellule,
ils injectent leur ADN.
00:02:59
Et dans une bactérie,
00:03:00
le système CRISPR permet à l'ADN
d'être arraché du virus,
00:03:05
et inséré en petits morceaux
dans le chromosome --
00:03:09
l'ADN de la bactérie.
00:03:11
Et ces morceaux d'ADN viral sont insérés
à un endroit appelé CRISPR :
00:03:18
courtes répétitions palindromiques
groupées et régulièrement espacées.
00:03:24
(Rires)
00:03:25
Un long terme, vous comprenez pourquoi
nous utilisons l'acronyme CRISPR.
00:03:28
Ce mécanisme permet aux cellules
d'enregistrer au cours du temps,
00:03:32
les virus auxquels elles ont été exposées.
00:03:35
Et surtout, ces morceaux d'ADN
sont transmis aux cellules filles,
00:03:40
les cellules sont donc protégées des virus
non pas sur une seule génération,
00:03:44
mais sur plusieurs générations.
00:03:47
Cela permet aux cellules de garder
un enregistrement des infections,
00:03:51
et comme mon collègue
Blake Wiedenheft aime le dire,
00:03:54
l'emplacement du CRISPR est véritablement
un carnet de vaccination des cellules.
00:04:00
Une fois que ces morceaux d'ADN ont été
insérés dans le chromosome de la bactérie,
00:04:05
la cellule fait ensuite une copie
d'une molécule appelée ARN,
00:04:09
en orange sur cette image,
00:04:11
qui est une réplique exacte
de l'ADN viral.
00:04:16
L'ARN est un cousin chimique de l'ADN,
00:04:18
et il permet une interaction
avec les molécules d'ADN
00:04:22
qui ont une séquence commune.
00:04:25
Ces petits morceaux d'ARN
provenant du CRISPR
00:04:29
s'associent --se lient--
en une protéine appelée Cas9,
00:04:33
en blanc sur cette image,
00:04:34
et forment une unité qui agit
comme une sentinelle dans la cellule.
00:04:39
Elle surveille tout l'ADN de la cellule,
00:04:42
pour trouver des emplacements
correspondant aux séquences liées à l'ARN.
00:04:46
Et quand ces lieux sont trouvés --
00:04:48
comme vous le voyez ici
l'ADN est ici la molécule en bleu,
00:04:52
cet ensemble s'associe à l'ADN
00:04:54
et permet à l'outil Cas9
de couper l'ADN viral.
00:05:00
Cela réalise une coupure très précise.
00:05:04
On peut donc s'imaginer le système
sentinelle Cas9 ARN
00:05:08
comme une paire de ciseaux
qui coupent l'ADN --
00:05:11
réalisant une coupure
dans les 2 brins de l'hélice de l'ADN.
00:05:14
Et surtout,
cet ensemble est programmable,
00:05:18
il peut donc être programmé pour
détecter une séquence d'ADN particulière,
00:05:24
et réaliser une coupure à cet endroit.
00:05:27
Ce que je veux aussi vous dire,
00:05:29
nous sommes conscients que cette activité
peut être utilisée en génétique
00:05:34
pour permettre à des cellules de réaliser
des modifications très précises dans l'ADN
00:05:38
à l'endroit même où la coupure
a été créée.
00:05:41
On peut la comparer
00:05:42
à un logiciel de traitement de texte
00:05:45
utilisé pour corriger une faute de frappe.
00:05:49
La raison pour laquelle nous envisageons
d'utiliser le système CRISPR en génétique
00:05:54
est sa capacité à détecter l'ADN cassé
00:05:58
et à le réparer.
00:05:59
Quand une cellule animale ou végétale
détecte une rupture dans son ADN,
00:06:04
elle peut réparer cette cassure
00:06:06
soit en recollant les morceaux d'ADN
00:06:09
avec un léger changement de la séquence,
00:06:14
ou bien réparer la cassure en insérant
un nouveau morceau d'ADN à cet endroit.
00:06:21
Si l'on peut créer des coupures
double brin sur l'ADN
00:06:26
à des endroits précis
00:06:27
on peut forcer la cellule
à réparer ces coupures,
00:06:30
soit en modifiant, soit en ajoutant
de nouvelles informations génétiques.
00:06:35
Donc si nous sommes capables de programmer
la technologie CRISPR
00:06:39
à réaliser une coupure dans l'ADN
00:06:41
à l'endroit même, où à coté d'une mutation
causant une mucoviscidose, par exemple,
00:06:47
on peut forcer les cellules
à réparer cette mutation.
00:06:52
La génétique n'est pas nouvelle, elle
est en plein essor depuis les années 70.
00:06:57
Nous avons eu des technologies pour
séquencer l'ADN,
00:07:00
copier l'ADN,
00:07:01
et même le manipuler.
00:07:04
Et ces technologies étaient
très prometteuses,
00:07:08
mais le problème était
qu'elles étaient inefficaces,
00:07:12
ou difficiles à utiliser,
00:07:14
si bien que les scientifiques ne les
ont pas adoptées dans leurs laboratoires
00:07:19
ni pour des applications cliniques.
00:07:24
L'occasion d'utiliser la technologie
CRISPR est encouragée
00:07:32
par sa relative simplicité.
00:07:35
On peut comparer les anciennes
technologies de la génétique
00:07:38
comme un recâblage de votre ordinateur
00:07:42
à chaque fois que vous voulez exécuter
un nouveau logiciel,
00:07:46
alors que la technologie CRISPR
est comme un logiciel pour le génome,
00:07:50
on peut la programmer facilement,
grâce à ces petits morceaux d'ARN.
00:07:54
Une fois que la coupure double brin
est faite dans l'ADN,
00:07:57
on peut provoquer la réparation,
00:07:59
et ainsi, potentiellement réaliser
des choses stupéfiantes,
00:08:03
comme corriger les mutations à l'origine
de l'anémie à mutation falciforme,
00:08:07
ou de la maladie d'Huntington.
00:08:09
Je suis persuadée que la première
application de la technologie CRISPR
00:08:13
aura lieu dans le sang,
00:08:15
où il est plus facile
de délivrer cet outil dans les cellules,
00:08:20
comparé aux tissus solides.
00:08:23
En ce moment, beaucoup du travail mené
00:08:26
est réalisé sur des modèles animaux
des maladies humaines, comme les souris.
00:08:30
Cette technologie est utilisée
pour réaliser des changements précis
00:08:33
qui nous permettent d'étudier la manière
dont ces changements dans l'ADN cellulaire
00:08:38
affectent le tissu, ou,
dans ce cas, l'organisme entier.
00:08:43
Dans cet exemple,
00:08:44
la technologie CRISPR a été utilisée
pour perturber un gène,
00:08:48
grâce à un minuscule changement dans l'ADN
00:08:51
d'un gène responsable du
pelage noir de ces souris.
00:08:56
Dites-vous bien que les souris blanches
ne diffèrent de leurs voisines
00:09:01
que d'un seul minuscule changement
d'un seul gène de leur génome entier,
00:09:05
qui est sinon totalement identique.
00:09:07
Et quand on séquence l'ADN de ces animaux,
00:09:10
on se rend compte que
le changement dans l'ADN
00:09:13
s'est produit à l'endroit
où on l'a induit,
00:09:16
en utilisant la technologie CRISPR.
00:09:19
D'autres expériences ont lieu
sur d'autres animaux
00:09:22
et sont utiles pour créer des modèles
des maladies humaines,
00:09:26
comme chez les singes.
00:09:28
On découvre ici
que l'on peut utiliser ces systèmes
00:09:31
pour tester l'application de
cette technologie sur des tissus précis,
00:09:35
par exemple, découvrir comment délivrer
l'outil CRISPR dans les cellules.
00:09:40
Nous cherchons aussi à comprendre
00:09:42
comment contrôler la manière
dont l'ADN est réparé après la coupure,
00:09:46
et aussi, contrôler et limiter
tout type de hors-sujet,
00:09:51
ou effets indésirables de l'usage
de cette technologie.
00:09:56
Je pense que nous verrons des applications
cliniques de cette technologie,
00:10:02
probablement chez l'adulte,
00:10:04
dans les 10 prochaines années.
00:10:05
Nous verrons aussi probablement
des essais cliniques
00:10:08
et même des thérapies reconnues
sur cette période,
00:10:12
ce qui est très excitant à imaginer !
00:10:15
Et dû à cet enthousiasme
autour de cette technologie,
00:10:17
beaucoup de start-ups
montrant un vif intérêt,
00:10:20
ont été fondées pour commercialiser
la technologie CRISPR,
00:10:25
et beaucoup d'investisseurs
ont mis de l'argent dans ces entreprises.
00:10:31
Mais nous devons aussi considérer
00:10:32
que cette technologie peut être utilisée
pour améliorer le corps par exemple.
00:10:36
Imaginez que nous puissions
concevoir des humains
00:10:39
avec des caractéristiques améliorées,
comme des os plus résistants,
00:10:44
ou une moins grande disposition
aux maladies cardiovasculaires
00:10:48
ou même avoir des propriétés
00:10:49
que nous souhaitons peut-être
pour être attrayants
00:10:52
comme une couleur d'yeux différente,
ou être plus grand, des choses comme ça.
00:10:57
« Concevoir » des humains,
en quelque sorte.
00:11:00
En ce moment, l'information génétique
00:11:03
pour comprendre quels types de gènes
modifieraient ces caractéristiques
00:11:07
est globalement inconnue.
00:11:09
Mais il faut savoir
00:11:10
que la technologie CRISPR nous donnera un
outil pour réaliser de tels changements,
00:11:15
une fois que ce savoir sera disponible.
00:11:18
Cela soulève des questions éthiques,
que nous devons considérer prudemment,
00:11:22
et c'est pourquoi mes collègues et moi
avons appelé pour une pause globale
00:11:27
de toute application clinique de l'outil
CRISPR sur des embryons humains,
00:11:31
pour avoir le temps
00:11:32
de vraiment considérer toutes les
implications de ces travaux.
00:11:37
Il y a eu un important antécédent
d'une telle pause
00:11:41
dans les années 70,
00:11:42
quand les scientifiques se sont réunis
00:11:44
pour réaliser un moratorium
sur l'usage du clonage moléculaire,
00:11:48
jusqu'à ce que la sécurité de cette
technologie puisse être testée et validée.
00:11:55
Ainsi, les humains génétiquement modifiés
ne sont pas encore parmi nous,
00:12:00
mais ce n'est plus de la science-fiction.
00:12:04
Des organismes modifiés chez les animaux
et les plantes sont créés en ce moment.
00:12:09
Et ceci nous place tous face à
une énorme responsabilité.
00:12:13
Pour considérer avec prudence
les conséquences inattendues
00:12:17
ainsi que les impacts souhaités
de cette percée scientifique.
00:12:22
Merci.
00:12:23
(Applaudissements)
00:12:33
Bruno Giussiani: Jennifer, il s'agit là
d'une technologie lourde de conséquences,
00:12:37
comme vous l'avez dit.
00:12:38
Votre choix de demander une pause,
ou moratorium, ou une quarantaine
00:12:43
est incroyablement responsable.
00:12:46
Il y a, bien sûr, les
résultats thérapeutiques,
00:12:49
mais aussi les non-thérapeutiques
00:12:51
qui semblent gagner du terrain,
00:12:53
surtout dans les médias.
00:12:54
Ceci est un des derniers articles de
The Economist -- « Modifier l'Humanité ».
00:12:59
Qui ne parle que d'amélioration génétique,
et pas des traitements thérapeutiques.
00:13:03
Quel genre de réactions
avez-vous eues en mars
00:13:05
de la part de vos collègues scientifiques,
00:13:07
quand vous avez proposé
00:13:09
que nous devrions faire une pause
et prendre le temps d'y réfléchir ?
00:13:13
Jennifer Doudna : Mes collègues étaient,
je pense, enchantés
00:13:16
d'avoir l'occasion
d'en discuter ouvertement.
00:13:18
Je suis toujours surprise,
en parlant aux gens,
00:13:20
mes collègues scientifiques ou les autres,
00:13:23
de la diversité
des points de vue à ce sujet.
00:13:25
C'est clairement un sujet qui demande
une attention particulière.
00:13:29
BG : Il y aura un grand meeting
en décembre,
00:13:31
demandé par vous et vos collègues,
00:13:33
et ensemble avec
l'Académie Nationale des Sciences,
00:13:36
qu'attendez-vous concrètement de ceci ?
00:13:39
JD : Eh bien, nous pourrons
entendre l'avis
00:13:41
de plusieurs personnes,
et parties prenantes
00:13:45
qui veulent réfléchir à comment utiliser
cette technologie de façon responsable.
00:13:49
Nous n'en sortirons probablement pas
avec un point de vue unanime,
00:13:53
mais nous pourrons au moins comprendre
00:13:55
tous les problèmes que nous affronterons.
00:13:57
BG : Vos collègues comme George Church
par exemple, à Harvard, disent :
00:14:00
« Oui, les problèmes éthiques
sont juste une question de sécurité.
00:14:04
On teste encore et encore
sur des animaux en labo,
00:14:06
et quand cela semble assez sûr,
on expérimente cela sur des humains. »
00:14:10
Ceci est une autre façon de penser,
00:14:13
recommandant de saisir cette opportunité.
00:14:16
Est-il possible d'assister à une division
scientifique sur la question ?
00:14:20
J'entends, allons-nous voir
certains refuser
00:14:22
pour des raisons éthiques,
00:14:24
et d'autres continuer
00:14:26
car certains pays sous-régulent,
ou ne régulent pas du tout ?
00:14:29
JD : Eh bien, je pense qu'avec toute
nouvelle technologie, surtout celle-ci,
00:14:33
il y aura une grande diversité
de points de vue,
00:14:36
et je pense que ceci
est parfaitement compréhensible.
00:14:39
Je pense qu'à la fin,
00:14:41
cette technologie sera utilisée
pour modifier le génome humain,
00:14:46
mais que faire ça sans de soigneuses
considérations et discussions
00:14:50
sur les risques et
potentielles complications
00:14:53
ne serait pas responsable.
00:14:54
BG : Il y a beaucoup de technologies
et d'autres domaines
00:14:58
qui se développent très vite,
un peu comme le vôtre.
00:15:00
Je pense à l'intelligence artificielle,
les robots autonomes etc...
00:15:05
Personne ne semble
00:15:06
soutenir les robots autonomes de combat,
00:15:08
personne ne semble avoir lancé une
discussion similaire dans ces domaines,
00:15:13
appeler à un moratorium.
00:15:15
Pensez-vous que votre discussion puisse
servir d'exemple aux autres domaines ?
00:15:19
JD : Je pense que les scientifiques
ont du mal à sortir des labos.
00:15:22
Pour ma part néanmoins,
00:15:23
c'est assez inconfortable de faire ça.
00:15:26
Mais je pense qu'être impliquée
dans la genèse de ceci
00:15:30
me rend vraiment avec mes collègues,
hautement responsable de ceci.
00:15:34
Et je dirais que j'espère
que les autres technologies
00:15:37
seront considérées de la même manière,
00:15:40
que nous pourrions considérer
quelque chose qui aurait des implications
00:15:43
dans d'autres domaines que la biologie.
00:15:45
BG : Jennifer, merci d'être venue à TED.
00:15:47
JD : Merci.
00:15:49
(Applaudissements)